Le samedi 14 septembre 2024
Me voilà donc lancé dans une nouvelle aventure : j’ai envie de découvrir jusqu’où je peux dénumériser ma vie.
Ça commence bien, le correcteur de mon traitement de texte insiste déjà pour remplacer automatiquement le mot dénumériser par « numériser ».
« C’est certainement ce qu’il a voulu écrire, ce con », pense-t-il sans doute.
Ce correcteur a apparemment été conçu pour m’assujettir à n’employer que des mots qui existent dans son dictionnaire, peu importe que ça fasse Big Brother ou pas.
Dans toute son arrogance, il doit s’imaginer être en mesure de me protéger de moi-même, me croyant incapable de gérer les conséquences d’un néologisme pas encore homologué par l’Office québécois de la langue française.
Bon.
Vous avez compris ce que ça veut dire, vous, dénumériser ? Alors, on continue.
Nous vivons une époque formidable.
Permettez-moi au passage de remercier bien bas Jean-François Mater et Sylvain Morneau, qui ont souscrit un abonnement payant. Ce dernier, d’ailleurs, d’ajouter : « La chronique Gros automne […] m’a fait réfléchir au temps que je passe à m’informer plutôt qu'à me former... »
Vous avez pris goût aussi à ce rendez-vous du samedi ? Faites-moi une fleur :
Prendre un enfant par la main
Toujours est-il que ma démarche pour numériser dénumériser ma vie a commencé bêtement par la recherche d’une app pour m’aider à moins regarder mon téléphone.
Et je vous jure que c’est vrai, j’ai passé une bonne quinzaine de minutes à magasiner dans l’App Store avant de réaliser l’absurdité de l’exercice.
J’ai tout de même trouvé cette app, Forest, qui promet de vous aider à « rester concentré sur les choses importantes de votre vie ».
Le concept : chaque fois que vous voulez vous concentrer, vous plantez un arbre (dans l’app). Tant que vous travaillez sans vous laisser distraire, l’arbre pousse. Un moment donné, vous pourrez l’ajouter dans une forêt (toujours dans l’app).
Cette app est classée 4 ans et plus, mais ne vous y méprenez pas : elle s’adresse bien à un public adulte dans un contexte professionnel.
Par curiosité, je suis allé voir les avis des utilisateurs(-trices) : une personne raconte sa fierté d’avoir fait pousser un bel arbre. Hélas, elle s’est laissée distraire et l’arbre est mort. Et cette personne a jugé pertinent de prendre de son temps pour nous livrer ce poignant témoignage.
Je rappelle qu’il est question ici d’un arbre qui n’existe pas.
Bref.
Au cours de ce magasinage absurde, j’ai découvert une tonne d’autres apps qui veulent nous prendre par la main comme on mène un enfant à son petit pot.
C’est fou. Il y a des apps pour nous dire d’aller nous coucher à telle heure, d’autres qui nous rappellent de boire de l’eau ou qui chronomètrent le temps qu’on passe à se brosser les dents.
Ce qui me fait penser : l’autre jour, je me suis arrêté au parc par un bel après-midi ensoleillé. Crisse, une app m’a envoyé cette notification : « Après-midi au parc : voulez-vous noter quelque chose dans votre Journal ? »
Non mais, un gars peux-tu s’asseoir sur un banc de parc sans qu’une app lui demande s’il a envie de consigner les réflexions sur le sens de la vie que ce temps d’arrêt lui aurait inspirées ?
Formidable, cette époque. Vraiment.
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Je viens de finir un livre qui m’a motivé dans mes efforts pour dénumériser ma vie : Éloge du bug - Être libre à l’époque du numérique, par Marcello Vitali-Rosati (Zones, 2024).
L’auteur est titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques.
Dans cet essai qui a beaucoup plu au geek un peu philosophe que je suis, Vitali-Rosati déconstruit ce mirage des solutions numériques qui promettent de nous rendre plus « libres » en nous délivrant de nos tâches « ennuyeuses, triviales, répétitives » :
« [En nous fournissant des « solutions » de plus en plus performantes, simples, intuitives, rapides et efficaces], les GAFAM nous font rêver d’un monde qui fonctionne tout seul, d’un monde où nous sommes pris(e)s en charge jusqu’à nos identités par un petit nombre de compagnies privées. Mais cette délivrance se fait au prix d’une perte totale d’autonomie, avec une dépendance complète à ces technologies et à ces entreprises. »
Formidable, non ?
Pour mieux nous faire comprendre sa thèse, il utilise le génie de la lampe de l’histoire d’Aladin en guise de métaphore. On parle ici du conte des Mille et une nuits original et non de la version édulcorée de Disney.
Dans l’histoire, Aladin est un va-nu-pieds plutôt loser qui fait sortir un génie d’une vieille lampe, lequel lui annonce pouvoir exaucer tous ses souhaits.
Notre quidam n’ayant pas de projet précis en tête, il demande au génie d’avoir de beaux vêtements, sans toutefois définir ce qu’il considère être un « beau vêtement ». Du coup, il laisse au génie le soin de gérer les détails, en fonction de sa vision des choses.
Le génie, c’est l’équivalent d’une solution numérique qui nous gère avec son algorithme secret. Comme mon correcteur automatique qui prend ma prose en main.
L’auteur pose la question : sommes-nous vraiment libres quand nous laissons des solutions numériques opaques penser à notre place et décider des détails de nos expériences dans « l’espace numérique »?
Épicure rocks !
Dans son Éloge, Marcello Vitali-Rosati soutient qu’être libre, c’est d’abord chercher à cultiver sa propre autonomie.
C’est ce que pensait le philosophe grec Épicure.
D’ailleurs, les personnes qui se disent « épicuriennes » parce qu’elles apprécient un bon verre de vino avec leur bavette au chimichurri ont tout faux.
Épicure et ses disciples se sont installés dans un jardin en retrait d’Athènes et consacraient leurs journées à faire pousser des légumes et à travailler de leurs mains pour satisfaire leurs maigres besoins. En gros, Épicure était un adepte de la simplicité volontaire.
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C’est ainsi en m’inspirant d’Épicure que j’ai trouvé comment dénumériser un premier bout de ma vie cette semaine.
J’ai pris mes deux mains (et mon banc de scie) et je me suis fabriqué un deuxième cerveau pour classer mes idées, mes réflexions, mes notes de lecture.
Ce n’est pas une application numérique super évoluée et propulsée par l’IA, c’est juste un tiroir. En bois. Pour classer des fiches. En papier.
Je suis assez fier du résultat :
Aucun abonnement mensuel pour l’utiliser.
Aucune mise à jour à installer.
Aucune « solution magique » qui veut m’imposer sa façon de classer mes idées.
Aucun espace de stockage utilisé dans un centre de données climatisé quelque part aux États-Unis.
C’est un simple tiroir, qui répond au simple besoin d’avoir un endroit où accumuler les traces de mes aventures intellectuelles.
C’est-tu assez épicurien pour vous, ça?
*
Allez, bon samedi !
On jase, là
Vous travaillez en culture ?
Je vous invite à la présentation que je ferai le 25 septembre prochain, à 8 h 30, de l’initiative La nouvelle place, le futur média social québécois et coopératif.
Cette présentation s’adresse aux représentant(e)s d’organisations du milieu culturel. Je présenterai la plate-forme, son modèle d’affaires, la place que nous imaginons pour la culture, et vous pourrez poser toutes vos questions !
Encore là ? J’ai besoin de vous !
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Je m’appelle Steve Proulx. Pour gagner ma vie, j’écris. Je fais ça depuis près de 30 ans. Vous m’avez sans doute déjà lu quelque part (ne serait-ce qu’en ce moment même).
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Au fait, il est très réussi, le cloud personnel analogique.
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