Le samedi 8 mars 2025
Figure majeure de la musique baroque, l’histoire n’a pas tant que ça retenu qu’en son temps, Jean-Sébastien Bach était surtout sollicité pour son expertise en matière d’orgues.
Autour de Leipzig, en Allemagne centrale, on retenait ses services pour vérifier les mécaniques, les tuyaux et les soufflets des orgues.
Jean-Séb produisait ensuite un rapport détaillant l’état de l’instrument et les correctifs à apporter, le cas échéant.
Bach a privilégié ce boulot alimentaire avant toute autre activité artistique, lui qui ne s’est jamais mis riche avec ses compositions, celles qu’on joue encore partout dans le monde, 340 ans après sa mort.
Rassurez-vous, je m’en vais quelque part avec cette histoire.
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Et encore merci à mon ancien mentor, Charles Kaplan, qui a fait cadeau d’un abonnement payant à cette chronique à quelqu’un qu’il estime sans doute beaucoup !
Mes angles morts font partie de votre rituel du samedi matin ? 👇👇👇
Le métier d’artiste
Tout comme Jean-Séb Bach, expert en orgues, une grande majorité d’artistes ont une job de jour. Cela n’en fait pas moins des artistes.
Harvey Pekar, auteur de la mythique bande dessinée underground American Splendor, travaillait comme commis dans un hôpital de Cleveland.
Notre regretté Sylvain Lelièvre a enseigné 34 ans au Collège de Maisonneuve.
Jérôme Dupras, le bassiste des Cowboys fringants, mène une brillante carrière universitaire. Il est notamment titulaire de la Chaire UNESCO en évaluation socio-économique de la biodiversité et des écosystèmes.
Depuis des années, l’amélioration continue de notre triplex est entre les mains expertes d’un comédien et auteur de théâtre, Normand, qui est aussi menuisier. Comme il n’est plus si jeune, il se fait parfois aider par Maxime, un autre comédien. Mais pour la grosse ouvrage, on fait appel à Entracte Rénovation résidentielle. Le nom de l’entreprise est bien choisi : les deux patrons sont comédiens.
C’est pas compliqué, pour nos petits et grands travaux de rénovation, on préfère les diplômés de l’École nationale de théâtre. Au pire, on se contentera d’un diplômé de Lionel-Groulx. Désolé, le beau-père*.
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Selon un sondage mené par l’Union des artistes (UDA) auprès de ses membres, 66 % d’entre eux disent exercer deux métiers.
Il s’agit parfois d’un travail cousin : un comédien qui enseigne le théâtre, par exemple. Mais ce n’est pas toujours le cas. Des artistes exercent aussi le métier de cordonnier, de gestionnaire de réseaux sociaux, de traducteur(-trice), etc.
L’Union des écrivains et écrivaines du Québec (UNEQ) a aussi sondé ses membres en 2018. Pas de scoop ici : vivre de sa plume au Québec relève de l’anomalie. Dans les faits, 90 % des auteur(-trice)s n’atteignent pas un revenu annuel de 25 000 $ grâce à l’écriture. La moyenne s’établit à 9 169 $.
J’en suis l’exemple parfait : l’UNEQ est la seule association professionnelle à laquelle j’appartiens, mes pairs me reconnaissant officiellement comme un « écrivain ».
Pourtant, 95 % de mon revenu imposable provient d’une job de jour dont je ne vous parle absolument jamais.
Les conclusions de l’enquête susmentionnée (en cours de mise à jour) ont été coiffées d’un titre funeste : « Le métier d’écrivain en voie de disparition ».
Mouais. Encore faut-il s’entendre sur une chose : être écrivain, est-ce un métier ?
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Le mot « métier » revêt plus d’un sens.
Pour commencer, le « métier » est un savoir-faire acquis par l’expérience. On parle de quelqu’un qui a du métier.
Dans notre culture capitaliste où les choses sont le plus souvent réduites à leur potentiel transactionnel, le « métier » a aussi pris le sens d’une « occupation socialement reconnue qui génère un revenu ».
C’est en retenant cette définition qu’on peut affirmer, en effet, que le métier d’écrivain est en voie de disparition.
Est-ce pour autant la fin du métier d’écrire ? Absolument pas.
L’écriture, comme bien d’autres formes d’art, existait avant les nations, le capitalisme, la démocratie et Pizza Salvatoré.
Et l’art continuera d’exister après tout ça.
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Restez avec moi, on arrive bientôt.
Protéger l’écosystème
Dans ma belle-famille, cette question sur l’état de l’artiste est un sujet de discorde. Car j’évolue dans une famille où ce genre de discorde existe.
L’oncle Michel, un rescapé de l’École classique doté d’une insondable culture générale, soutient que l’art n’est pas une job de jour. Selon lui, l’État ne devrait pas subventionner les artistes.
Cela met en beau fusil mon beau-père, Ghyslain, homme de théâtre, qui estime pour sa part qu’une société comme la nôtre devrait avoir l’audace de se payer une tonne d’artistes à temps plein.
J’arbitre généralement ces débats en évitant rigoureusement de prendre position, au risque de faire imploser le souper de famille.
Mais j’en pense quoi, au fond ?
Et c’est alors que ce long préambule m’amène à poursuivre ma réflexion sur la crise en culture, entamée dans mon avant-dernière chronique.
Réveillez-vous, les enfants, on est arrivé…
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Les acteur(-trice)s du monde la culture saisissent actuellement tous les crachoirs disponibles pour exiger du gouvernement qu’il « investisse en culture ».
Parmi le milliard de demandes entendues, on a évoqué l’idée d’un revenu minimum garanti pour les artistes.
Dans le même ordre d’idées, j’ai entendu à la radio le réalisateur Alexis Durand-Brault marteler l’importance de soutenir d’abord les « créateurs ».
(Je déteste le terme « créateurs » pour parler des artistes, mais c’est un autre sujet.)
Comme il n’y a pas de souper de famille à gâcher, j’ose l’affirmer : je tangue du côté de mononcle Michel. En moins radical, néanmoins. Je suis de la génération du consensus mou, après tout.
Globalement, je ne crois donc pas que l’État devrait en priorité payer les artistes pour qu’ils fassent de l’art. Il y a plus urgent.
Mais gardez vos tomates une petite minute encore.
Au fond, l’art n’est pas vraiment une job. L’art est un élan, une pulsion. L’art précède aussi l’argent et tout ce qui entoure l’argent.
L’art est une expression, et ces multiples expressions qui s’empilent sur un territoire donné font pousser des nations.
Aussi, la crise en culture n’est pas une crise de l’art.
C’est une crise nationale.
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On s’émeut ces dernières semaines avec la guerre économique que nous a déclarée le roi du burger au sud de la frontière. On réalise avec stupeur que les guerres peuvent prendre des formes variées.
Il me semble qu’on devrait s’émouvoir tout autant du pilonnage culturel que nous fait subir ce même pays depuis des décennies, et qui menace l’existence même de cette nation.
On veut que l’État « investisse en culture » ? Présentons la chose autrement : on veut surtout que l’État repousse l’envahisseur, érige des remparts pour défendre et protéger notre culture.
C’est une guerre culturelle que nous devons mener.
Et le timing est excellent : tout le monde haït les États-Unis, maintenant ! Profitons-en. Sortons l’artillerie lourde pour que la culture québécoise retrouve sa place dans la tête et le cœur de ce peuple prétendument distinct.
Quand on veut protéger une espèce en voie de disparition, nourrir l’espèce en danger n’est pas une solution durable. On crée plutôt des aires protégées, on restaure des écosystèmes.
C’est crissement difficile, mais on n’a pas le choix : c’est ce qu’il faut faire.
Selon cette même logique, et devant l’ampleur de la tâche, peut-être pourrait-on reconsidérer l’idée selon laquelle l’artiste est quelqu’un à qui l’État doit fournir une job de jour. Non ?
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Allez, bon samedi !
*J’ai pris ça où
Le créateur de Kaamelott, Alexandre Astier, a déjà écrit et joué dans une pièce de théâtre sur Bach. Il parle dans cette vidéo YouTube de la job de jour du musicien.
Ma blagounette sur le Collège Lionel-Groulx est un clin d'œil à mon beau-père, metteur en scène, qui a enseigné le théâtre là-bas pendant mille ans.
Quand j’étais jeune, Ordinary People était ma chanson préférée de The Box, un groupe montréalais qui voulait passer pour un groupe américain en souhaitant que les gens ordinaires de l’URSS et des États-Unis arrêtent de se détester et voient plutôt ce qu’ils ont en commun. On dirait un souhait exaucé. La chanson comprend d’ailleurs un prémonitoire mash-up entre l’hymne national russe et le Star-Spangled Banner.
Écoutez mes « chansons pour la route » et d’autres découvertes sur Apple Music >
Vous avez un(e) ado qui traîne quelque part ? Mettez-lui entre les mains les deux premiers tomes de ma série Le cratère.
Je m’appelle Steve Proulx.
Pour gagner ma vie, j’écris. Je fais ça depuis près de 30 ans. Vous m’avez sans doute déjà lu quelque part (ne serait-ce qu’en ce moment même).
Suivez mes autres aventures :
Ma job de jour : pour vos besoins en contenus rédactionnels
Mes romans de la série Le cratère (éditions de La Bagnole)
« On dirait un souhait exaucé. » Elle est bonne!
Dans mon livre de 2019, « Vive le travail libre » (Éditions Somme Toute), pour lequel je n’ai guère tiré plus que 1000$ de redevances, et quelques centaines de plus de droits de bibliothèques et de reproduction, je proposais des solutions pratiques pour faire face à ce problème des boulots qui n’arrivent pas à se rentabiliser dans les paramètres de notre économie marchande. Oui! Il y avait d’abord l’idée d’un revenu de base universel (RBU), remboursable à l’impôt sur les premiers revenus d’autres sources, dont je démontrais qu’il était beaucoup moins coûteux qu’on le pense, avec l’effet de sortir TOUS LES CITOYENS de la pauvreté. Mais je proposais aussi une autre solution pour favoriser des boulots socialement utiles, dans des secteurs où les caractéristiques de la clientèle rendait impossible la rentabilité marchande. Cela comprenait les services personnels destinés aux ménages économiquement démunis, le développement de nouvelles technologies à un stade où leur marché n’est pas encore structuré (on pourrait donner comme exemple le développement de la Nouvelle Place), les emplois saisonniers (en region, notamment), mais aussi tout le domaine de la création. Je proposais, comme vecteur de financement, un programme étendu de financement de coopératives de travailleurs (ou coopératives de solidarité, comme on les appelle au Québec).
Dommage que les propositions de cet essai, fort réalistes en passant, n’aient jamais été étudiées et reprise par l’État. Il faut dire qu’en 2019, le Québec avait un surplus budgétaire de 11 milliards, et qu’on prévoyait 20 milliards additionnels dans les deux exercices suivants. Mes propositions pouvaient facilement être financées. Mais il y a eu la Covid. Et le choix politique de baisser les impôts. Mettons que la fenêtre d’opportunité s’est refermée. Mais on aurait intérêt à relire ce texte, dans le cadre de l’actuelle crise du financement de la culture.